LES CRAMÉS DE LA BOBINE

Quelques éléments d’histoire

vendredi 6 septembre 2013 par Jean-Pierre

Dans L’Esprit de 45, comme son titre le suggère, Ken Loach revisite un moment clé de l’histoire de la Grande Bretagne : la victoire inespérée de la gauche britannique aux élections de 1945 et sa conséquence, la construction du modèle social anglais.
A l’aide d’archives télévisuelles, à travers des témoignages d’anciens acteurs de cette mutation, Ken Loach revient en premier lieu sur les années 30, des années terribles pour une grande partie de la classe ouvrière réduite à une extrême pauvreté, vivant dans des conditions d’hygiène et de santé lamentables.

Situation d’autant plus choquante que l’empire colonial de Georges VI était le plus puissant au monde. A cette époque, l’ouvrier anglais vit dans la plus grande précarité, travaille dans l’insécurité permanente – notamment dans les mines où le productivisme fait fi de la vie des gueules noires –, n’a pas de sécurité sociale. Certains meurent faute de pouvoir payer les soins.

On sait par ailleurs l’effort incroyable et le courage stupéfiant dont fit preuve le peuple anglais pendant la Guerre. Quand l’Europe est enfin libérée du joug nazi, le peuple anglais n’aspire pas seulement à retrouver la paix, mais à reconstruire une société nouvelle plus égalitaire, où chacun aura une place décente.

C’est cette révolution pacifique jubilatoire que décrit Ken Loach dans une 2ème partie.

Au programme : création du National Health Service, la sécurité sociale anglaise, de British Rail, nationalisation des mines et de l’énergie, création d’ambitieux plans de logements sociaux… Les témoignages qui illustrent ces événements sont éclairants ; les témoins décrivent ce qui dans leur vie et dans l’existence de ceux dont ils avaient la charge a changé : infirmières et médecins qui racontent l’émotion qu’ils ont eu de pouvoir enfin soigner chacun sans discrimination, fierté des cheminots d’assurer un service public… La caméra subjective de Ken Loach montre des images de bonheur quotidien plus que d’euphorie politique.

Tout cela a son funeste épilogue avec l’arrivée de Margaret Thatcher et son cortège de privatisations, de fermetures de mines, son sabotage des chemins de fer devenus les plus dangereux d’Europe, le déclin du système de santé se rapprochant dangereusement de son homologue américain.

Paupérisation et recul des acquis sociaux entraînent un cortège de questions ouvertes. Économistes, syndicalistes, infirmières des années glorieuses s’interpellent par questionnements interposés et donnent un caractère citoyen ou politique à l’ensemble du documentaire que la presse britannique de droite a qualifié de sectaire, rétrograde, marxiste.

En ce centrant sur des visages singuliers la caméra de Ken Loach lui donne en plus une dimension humaniste.

 Quelques éléments d’histoire

 Au 19ème siècle

Le Royaume Uni domine l’économie mondiale, il a fait sa révolution industrielle 50 ans avant les autres pays et devient une puissance commerciale et politique de premier ordre à la tête d’un formidable empire colonial. Mais il devient dépendant pour les approvisionnements en matières premières et produits agricoles, ce qui influencera sa politique étrangère. Après 1870 la concurrence étrangère devient plus forte et le RU est dépassé par les industries de l’ Allemagne et des EU aux équipements plus modernes. Situation aggravée par le manque d’investissements.

 Après la première guerre mondiale :

Reprise économique au milieu des années 20.

En 1931 -32 le Statu t de Westminster et les accords d’Ottawa créent le British Commonwealth of Nations avec des liens économiques étroits marqués par la préférence impériale ouvrant un espace de libre échange entre membres. Et la création d’une zone Sterling augmente la puissance financière de Londres.

 La deuxième Guerre mondiale :

Effort de guerre considérable. Impôts directs augmentés de 300% et indirects de 160%. Emprunts à l’étranger , en particulier accord de prêt-bail avec les EU qui exigent un remboursement préalable des dettes de la dernière guerre, le transfert des réserves d’or aux EU (comme France, Belgique…) et l’abandon de la préférence impériale qui équivaut au démantèlement de la zone sterling. Les valeurs boursières anglaises sont accaparées à bas prix par les financiers américains qui s’emparent de nombreux marchés anglais en Amérique du sud. Le bilan économique de la guerre est désastreux pour le pays qui a perdu ¼ de sa richesse nationale mais reste une puissance mondiales dont les capacités industrielles restent importantes.

Bilan guerre : entre 300 et 400 000 morts.

 Quelques dates

1926 : Grève générale, qui paralyse la vie du pays pendant trois semaines et frappe les imaginations. Son échec amène le parti travailliste à se tourner vers l’action parlementaire.

1928 : Le droit de vote est accordé aux femmes âgées de 21 ans.

1929 : Effondrement des cours à Wall Street. L’incidence est, dans l’immédiat, plutôt favorable à l’économie britannique et à la consommation (baisse des prix).

1930 : Mesures prises pour l’indemnisation du chômage. Le transfert de la possession du sous-sol au gouvernement ouvre la voie à une future nationalisation des mines.

1931 : Le Statut de Westminster institue l’indépendance et l’égalité entre les dominions au sein du Commonwealth ; la couronne est le seul lien entre eux. Crise monétaire. Ramsay Mac Donald (travailliste) est appelé à former un gouvernement d’union nationale pour tenter de l’enrayer.

1931-1935 : Ministère Ramsay MacDonald. La convertibilité de la livre est suspendue, mettant un terme au libre échange, et la monnaie dévaluée d’un tiers. Réduction des salaires et des indemnités de chômage. Augmentation des impôts directs et indirects. Montée considérable du chômage. « Marches de la Faim » du nord sur Londres.

1935 : Les élections législatives ramènent les conservateurs au pouvoir.

1935-1937 : Ministère Baldwin. La montée des périls en Europe pousse à l’armement. Mise en chantier des avions de chasse qui vont sauver l’Angleterre dans trois ans. Invention du radar.

1936 : « Année des Trois Rois ». Mort de George V. Son fils, Édouard VIII lui succède, mais entend épouser une Américaine, divorcée. Il est contraint à l’abdication au bout de neuf mois et part pour la France avec le titre de duc de Windsor. Son frère lui succède, sous le nom de George VI. George Maynard Keynes publie sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie. Remilitarisation de la Rhénanie. Déclenchement de la guerre civile espagnole.

1937 : L’Irlande coupe les derniers liens avec la Grande-Bretagne, se dote d’une nouvelle constitution et devient l’Eire. Neville Chamberlain succède comme Premier ministre à Baldwin, démissionnaire pour raison d’âge. Politique d’« apaisement » face aux régimes totalitaires qui se mettent en place en Europe. Eden, ministre des Affaires étrangères, démissionne, remplacé par Halifax.

1939 : Les pactes germano-italien et germano-soviétique démontrent la naïveté de la politique de Chamberlain. La seconde guerre mondiale éclate le 3 septembre. Un corps expéditionnaire britannique est envoyé en France.

1940 : Retraite de Norvège. Rébellion des députés conservateurs contre Chamberlain. Winston Churchill devient Premier ministre à la tête d’un gouvernement d’union nationale.

1940-1945 : Ministère Churchill. Rapatriement depuis Dunkerque du corps expéditionnaire britannique (224 000 hommes) et de 100 000 Français, dont une partie rentrera en France et une autre fournira le noyau des Forces Françaises Libres. Bataille d’Angleterre entre la chasse britannique et les bombardiers allemands. La victoire de la RAF éloigne le spectre d’un débarquement allemand. De mai 1940 à septembre 1941, le Blitz détruit des quartiers entiers de Londres et autres villes du sud, rase Coventry.

1942 : Victoire décisive d’El Alamein en Afrique du Nord. Le leader travailliste Clement Attlee devient Vice-Premier ministre. William Beveridge (libéral) publie son rapport sur les réformes sociales nécessaires, qui sera à l’origine de la mise en place du Welfare State ou État-Providence.

1944 : Le Butler Act ou Loi sur l’enseignement proposée par le ministre Richard Butler réorganise l’enseignement dans un sens plus démocratique et rend la scolarité obligatoire jusqu’à 15 ans.

1945 : Capitulation de l’Allemagne. Les élections législatives amènent au pouvoir les travaillistes. La Grande-Bretagne est exsangue. Le Blitz et les V1 ont rasé des quartiers entiers de villes, la production industrielle est faible, les rationnements de toute sorte nombreux.

 26 juillet 1945 Élection au Royaume-Uni d’un gouvernement travailliste dirigé par Clement Attlee.

Les travaillistes, dirigés par Clement Attlee, causent une forte surprise en remportant les élections législatives avec 48,2% des votes. Ils font élire 393 députés à la Chambre des communes contre 213 pour leurs plus proches rivaux, les conservateurs de Winston Churchill. Les conservateurs sont ébranlés par cette défaite qui survient quelques mois à peine après la fin de la guerre en Europe. Près de 12 millions d’électeurs, soit presque un sur deux (48,2%), accordent leur confiance aux travaillistes qui obtiennent une nette majorité des sièges à la Chambre des communes. Le reste est divisé entre conservateurs (213), libéraux (12), communistes (2) et autres. Au sein du cabinet du premier ministre Attlee, on retrouve notamment Ernest Bevin, aux Affaires étrangères, et Hugh Dalton, aux Finances.

Résolument orienté vers la gauche, le programme des travaillistes prévoit d’importantes réformes sociales et des nationalisations dans le domaine du crédit, de l’énergie et des transports. Figure de proue du Parlement pendant la Deuxième Guerre mondiale, le premier ministre sortant, Winston Churchill, dirigera l’opposition conservatrice.

 Dans les médias...

Raymond Aron, « La chance du socialisme »« ...Le parti travailliste n’offrait pas un programme transcendant, il parlait de maisons, de sécurité sociale, de nationalisations, mais du moins il parlait de ce qui intéressait le public. Une certaine platitude ne le desservait peut-être pas en un temps où, fatigué des grands hommes, des Roosevelt et des Churchill, le common man aime à se reconnaître dans ses dirigeants. Il ne multipliait pas les promesses démagogiques, il exposait raisonnablement des intentions en gros réalisables. La campagne des conservateurs était toute polémique et négative. Derrière le sage M. Attlee, on suggérait le visage horrible de la Gestapo. À la formule neutre des « contrôles », on tâchait de substituer la réalité déplaisante d’une bureaucratie tracassière et tyrannique, l’approche de la servitude universelle sous le joug des fonctionnaires. L’argumentation a été développée à loisir par les économistes libéraux (...) Mais à supposer que sur le plan de la philosophie de l’histoire elle garde sa valeur, transposée en polémique électorale, dans un pays où le respect de la liberté individuelle est devenu une évidence collective, elle ne pouvait pas ne pas apparaître comme une ruse de guerre, indigne d’un grand homme. » Les Temps modernes (France), novembre 1945, pp. 227-228.S.A., « La victoire travailliste »« ...Comment s’expliquer que l’immense prestige de M. Churchill n’ait pu sauver son parti de la défaite ? Le chef du gouvernement avait mené lui-même une vive campagne, recourant parfois à des arguments un peu gros. Il évoquait le spectre d’un socialisme totalitaire, qui instaurerait dans la libre Angleterre une nouvelle Gestapo. Or le Labour Party -les électeurs anglais le savent- reste jusqu’à nouvel ordre libéral, bien que partisan d’un certain dirigisme économique. Il voudrait maintenir quelque temps le contrôle de la production et des prix, établi pendant la guerre, et que les conservateurs avaient hâte d’écarter. Il préconise une politique énergique pour la construction des logements, réforme que les masses britanniques ont à coeur. Il veut nationaliser les mines, l’industrie lourde et la Banque d’Angleterre. Est-ce pour ce programme que les électeurs ont voté ? C’est du moins pour la tendance qu’il exprime. Après les dures épreuves de la guerre, qu’il a supportées avec abnégation, le peuple anglais aspire comme beaucoup d’autres à des transformations sociales profondes. Il n’a pas fait confiance, pour les réaliser, au parti conservateur. » Le Monde (France), 27 juillet 1945, p. 1.

 Après la deuxième guerre mondiale

L’instauration de l’Etat Providence avec son système de protection sociale donne aux Britanniques l’impression d’entrer dans une ère nouvelle de prospérité, de bien être et de paix sociale qui contrastait avec les difficultés des alliés européens. Le financement de la protection sociale était largement assuré par le budget de l’Etat, les employeurs versant une contribution largement inférieure à celle de leurs homologues européens. Les salariés versent une contribution unique qui couvre tous les domaines des assurances et aides sociales.

Programme important de nationalisations, en 47 20% du potentiel économique était nationalisé, la plupart parmi les moins rentables d’où le peu de réaction des conservateurs, sauf pour la sidérurgie (réalisée seulement en 51).

Mais les restrictions des prêts américains, les accords de Bretton Woods avec la libre convertibilité des devises font chuter la livre au profit du dollar et baisser dangereusement les réserves de devises et d’or du RU. Le prêt US de 1946 est rapidement épuisé et les déficits commerciaux se creusent liés à l’augmentation forte des importations destinées au redémarrage de la production industrielle et à la hausse de la consommation des ménages. Dés l’automne 45 des mesures budgétaires sont prises visant à réduire la consommation et contrôler les importations (entre 45-51 prix +40%). Le Chancelier de l’Échiquier (ministre des finances) préfère une hausse des impôts et laisse des taux d’intérêt bas pour l’argent afin de ne pas compromettre la reprise économique.

1948-49 la situation se rétablit : limitation des import, hausse des export, limitation de la hausse des salaires, plan Marshall.

Mais la dette publique s’envole, spéculation contre la livre. Août 49 dévaluation de 31% et mesures d’austérité.

A partir année 50 hausse des investissements militaires (guerre froide), baisse des capacités d’export et d’investissement civil des industries mécaniques, hausse du déficit commercial et en 1951 retour des conservateurs. Politique du « stop-go ».

 Quelques dates

1945-1950, puis 1950-1951 : Ministère Attlee (travailliste). Mise en place du Welfare State et programme de nationalisations. Réforme électorale : suppression du double vote et des sièges réservés aux universités d’Oxford et de Cambridge.

1946 : Nationalisation de la Banque d’Angleterre, des mines de charbon, de l’aviation civile. Institution des allocations familiales, des assurances chômage et maladie généralisées, création du service national de santé publique (National Health Service), construction de villes nouvelles pour résoudre la crise du logement.
Conférence de San Francisco et création de l’Organisation des Nations Unies. La Grande-Bretagne obtient un siège au Conseil de Sécurité, aux côtés des États-Unis, de la Russie, de la France et de la Chine. Ouverture des négociations devant mener à l’indépendance de l’Inde. Churchill en déplacement aux États-Unis parle du « rideau de fer » que Staline a tiré sur l’Europe centrale et orientale.

1947 : Nationalisation de la production et distribution d’électricité. Le leader musulman Jinnah impose la partition de l’Inde et du Pakistan que voulaient éviter la Grande-Bretagne et Gandhi. L’indépendance de l’Inde et du Pakistan prend effet à minuit le 15 août. Les massacres réciproques commencent aussitôt.

1948 : Jeux Olympiques de Londres. Nationalisation de la sidérurgie. Le départ de Palestine sous mandat britannique des troupes anglaises déclenche la guerre entre les Palestiniens soutenus par les Etats arabes voisins et les Juifs qui proclament l’État d’Israël. Révolte en Malaisie contre la domination britannique.

1949 : L’Irlande coupe son dernier lien avec la Grande-Bretagne et quitte le Commonwealth. Dévaluation de la livre de 30 %.

1950 : Élections législatives qui donnent une courte majorité aux travaillistes.

1951 : Élections législatives qui ramènent les conservateurs, et Churchill, au pouvoir. Le Festival of Britain (célébration de la paix et d’une certaine prospérité retrouvée) coïncide avec la fin de nombreuses restrictions. Le gouvernement Churchill entame la politique économique du stop-go – relance suivie de coups d’arrêt – qui va caractériser la politique économique britannique jusque dans les années soixante-dix. Dénationalisation de la sidérurgie et des transports routiers.

1952 : Mort de George VI. Sa fille lui succède sous le nom d’Elizabeth II.


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